Audrey Miller, directrice générale de l’École branchée et figure majeure de l’EdTech québécoise, partage une vision lucide et inspirante du numérique éducatif. Active dans le domaine depuis plus de vingt-cinq ans, elle a vu naître Google, Facebook et l’essor des technologies éducatives. Son regard porte aujourd’hui sur trois grands axes : l’équité numérique, l’intégration critique de l’intelligence artificielle, et l’évolution de la formation des enseignants dans un monde en transformation.
1. De la fracture numérique à l’équité face à l’intelligence artificielle
Revenue de la conférence ISTE 2023 à Philadelphie, Audrey Miller décrit un événement gigantesque avec plus de 17 000 participants, 500 exposants, 1 000 activités mais surtout un moment de prise de conscience collective. « L’équité » était le mot sur toutes les lèvres.
Aux États-Unis, cette question s’est transformée : il ne s’agit plus seulement d’assurer un accès équitable au numérique, mais désormais de garantir une maîtrise équitable de l’intelligence artificielle.
« La nouvelle fracture numérique se fera entre ceux qui savent tirer parti de l’IA et ceux qui ne savent pas », souligne-t-elle.
L’IA redéfinit donc le concept même d’inclusion : ce n’est plus seulement une question de matériel ou de connexion, mais de compétences et de culture numérique. Comment accompagner les enseignants pour qu’ils se sentent légitimes face à ces outils ? Comment éviter que l’IA accentue les inégalités déjà existantes entre établissements, territoires et milieux sociaux ?
Ces enjeux d’équité sont au cœur des débats éducatifs contemporains. Et Audrey Miller rappelle que les grandes entreprises : Microsoft, Google, Adobe, mais aussi des acteurs français comme Plume ou Knowledge explorent toutes cette articulation entre technologie et apprentissage équitable. L’idée : mettre l’intelligence artificielle au service de la réussite de chacun, plutôt que de la performance de quelques-uns
2. L'intelligence artificielle, ni menace, ni miracle
Au Québec, comme ailleurs, l’intelligence artificielle suscite autant d’enthousiasme que d’inquiétude. Pour Audrey Miller, ces peurs rappellent les débuts de Google au tournant des années 2000, lorsque les enseignants redoutaient le plagiat et la triche. « On voulait interdire son usage, dit-elle, avant d’apprendre à s’en servir intelligemment. »
Aujourd’hui, l’enjeu est le même : apprivoiser l’outil plutôt que le subir. L’IA peut certes générer des textes ou résoudre des exercices, mais elle oblige surtout à repenser l’évaluation et la pédagogie. Pourquoi ne pas valoriser davantage les conversations, les observations ou les traces d’apprentissage plutôt que les productions écrites standardisées ?
Pourquoi ne pas admettre qu’utiliser ChatGPT pour explorer une idée n’est pas nécessairement de la triche, mais une étape d’apprentissage assisté ? Audrey Miller insiste sur la lecture critique des réponses générées : « Oui, ChatGPT nous donne beaucoup de choses, mais il faut apprendre à en faire une lecture critique. »
L’enjeu est donc double : enseigner comment utiliser l’IA, mais aussi comment la questionner.
Plutôt que d’entrer en compétition avec la machine, elle invite les enseignants à réorienter leurs pratiques vers des tâches à plus forte valeur humaine : la créativité, la relation, la compréhension du sens. C’est une posture d’équilibre, lucide et optimiste, qui refuse aussi bien la technophobie que la fascination naïve. L’école, dit-elle en substance, doit redevenir un lieu d’intelligence collective, où humains et IA coévoluent.
3. L’École branchée et la dynamique EdTech québécoise : former, inspirer, relier
À la tête de l’École branchée depuis 2012, Audrey Miller pilote un média à but non lucratif qui soutient le développement professionnel des enseignants à l’ère du numérique.
Créée en 1996, l’organisation a d’abord voulu recenser les ressources éducatives en ligne. Rapidement, elle s’est transformée en média de référence, publiant actualités, dossiers de fond et guides pédagogiques.
Aujourd’hui, son écosystème repose sur trois piliers :
- Un fil d’actualité numérique pour suivre les innovations éducatives ;
- Un magazine papier et en ligne destiné aux enseignants ;
- Un programme de formation en forte croissance, les CREACAMP, qui mêlent présentiel, virtuel et sur-mesure.
Ces formations, très flexibles, permettent aux enseignants comme aux établissements de choisir leur formule. Elles incarnent une pédagogie pragmatique et collaborative, centrée sur le développement de compétences concrètes, exactement l’esprit que défend Audrey Miller depuis ses débuts.
Parallèlement, elle est cofondatrice de l’association Editech Québec, un réseau d’entrepreneurs et d’éducateurs réunis autour d’une même ambition : mettre la technologie au service de l’apprentissage, et non l’inverse.
Beaucoup de ces acteurs sont d’anciens enseignants, devenus créateurs de solutions numériques pour la classe. Leur vision pour 2030 : une classe augmentée, où l’IA et les outils numériques libèrent du temps, facilitent la différenciation, et permettent aux enseignants de se concentrer sur l’essentiel — l’accompagnement humain.
« On veut que la technologie dégage les tâches répétitives, pour que les enseignants passent plus de temps avec leurs élèves », résume-t-elle.
Audrey Miller livre une leçon d’équilibre : l’innovation n’a de sens que si elle reste au service de l’humain.
L’intelligence artificielle n’est ni un monstre ni une baguette magique, c’est un nouvel alphabet que nous devons apprendre collectivement. À travers des initiatives comme l’École branchée ou Editech Québec, Audrey Miller montre qu’une autre voie est possible : une école du numérique ouverte, équitable et profondément humaine.